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Droit de vie, droit de mort ? Comment un délégué de la Croix Rouge
sélectionne les enfants angolais qui pourront être sauvés
de la mort. Alors là c'est en situation de famine. Si on fait une sélection d'enfants avec un système qui s'appelle "quack stick" qui est le périmètre braccial par rapport à la hauteur (ndlr la taille de l'enfant), c 'est vrai que là on fait un petit peu le 'Choix de Sophie'. C'est un droit de vie et de mort par rapport à la personne que tu sélectionnes pour rentrer dans une cuisine. Tu sais que tu peux pas sélectionner tout le monde. Donc automatiquement tu prends les gens qui te semblent le plus aptes à vivre, pas forcément ceux qui sont le plus mal. C'est une des expériences que j'ai trouvées la plus difficile. Là tu fais une sélection personnelle et c'est vrai que c'est toi qui décides qui va vivre et qui va mourir. On a ouvert à Ganda des cuisines pour recueillir 7000 enfants. Sur les sélections, il y avait à peu près 2000 enfants qui étaient en-dessous de 75%, même de 60% de poids normal. Et on pouvait en prendre que 500 par cuisine. C'est très pénible, la première sélection. Et après, c'est comme tout, on s'habitue. On devient beaucoup plus dur. On devient beaucoup plus juste dans le but à atteindre, c'est-à-dire qu'on élimine systématiquement les enfants qui n'ont aucune chance de survivre pour pas doubler la mortalité. Si on met 30 enfants qui vont mourir dans une cuisine, on n'en prend pas 30 autres qui auraient eu peut-être une chance, et qui, eux, vont s'affaiblir pendant que les 30 premiers meurent. Donc en fait c'est complètement contre-productif : on a 60 personnes qui meurent au lieu de pouvoir en sauver 30. - Est-ce que tu as fait une erreur, toi, de ce côté-là ? Au début, oui, sûrement. Parce qu'on s'apitoie, on a tous nos réflexes occidentaux. On voit un petit enfant qui est une boule d'os, on va le mettre dans une cuisine. On réalise que... on le réalise très vite parce que le lendemain ils sont d'habitude morts. Donc on se dit : "il aurait mieux valu donner une chance à ceux qui vont survivre". Ca c'est très très africain aussi. Les parents comprennent très très mal qu'on mette des enfants qui pour eux de toute façon vont mourir... Alors ils nous poussent plutôt à mettre ceux qui vont relativement bien pour qu'ils aient une chance de survivre. - Tu as sûrement fait des erreurs au début. Comment tu te sens par rapport à ca ? - Très bien. Parce que si j'avais pas fait un minimum d'erreurs, les autres... Ce qu'il faut faire, c'est les réaliser, assez vite dans ce style de choses. Mais c'est très difficile. J'ai vu des médecins qui étaient pourtant habitués depuis longtemps à ce style de situations, qui prenaient systématiquement des enfants qui mouraient dans la semaine qui venait. Pourquoi ? Parce que c'est très difficile de dire à une mère qui te tend un enfant : "C'est pas possible". Pourquoi c'est pas possible ? Parce que toi, t'as décidé que médicalement c'est fini, il ne récupérera jamais. C'est des gens qui, même dans des soins intensifs européens, ces enfants n'auraient aucune chance. Ils sont nés dans des situations de famine ou de malnutrition chronique, et ça fait parfois des mois qu'ils mangent de l'herbe, qu'ils mangent des papayes vertes, qui ont aucun accès à ce qu'il faudrait, en plus en période de croissance. Donc déjà au niveau physique ils sont très mal et au niveau cerveau, ils sont foutus. - Comment ça se passe au moment de la sélection? Est-ce que les enfants se rendent compte de ce qui se passe ? - Les enfants qui vont très mal, déjà ils sont extrêmement sages. Les enfants jouent plus quand ils commencent à aller mal. Les enfants savent très très vite quand ça va plus du tout, quand ils vont mourir. Donc ils acceptent le fait beaucoup plus que nous qui trouvons ça tout-à-fait injuste. Pour eux... ils en ont tellement vécu que... ils trouvent très bien si on leur apporte une aide, mais c'est un petit peu extra-terrestre comme aide. Donc ils l'acceptent assez bien. - Comment tu sais qu'ils l'acceptent bien, qu'ils savent aussi. Dans leur regard? - Dans leur regard, dans leur attitude. On leur met des bracelets à partir du moment où ils sont sélectionnés, alors ils tendent tous le bras et quand on met pas de bracelet autour du bras, l'enfant te regarde un moment et puis il part. Il n'y a pas de protestation, les enfants s'accrochent pas pour essayer de rentrer. Ils savent que c'est une loterie. Ils ont vécu dans cette loterie toute leur vie d'enfant. On vieillit très vite en Afrique. Ils l'acceptent parce qu'ils ont pas le choix. - Tu me disais une autre chose aussi c'est que les cris d'enfants, que tu sois au Cambodge, en Suisse ou ici en Angola, quand tu entends des enfants dans une cour par exemple, c'est le même son. Pourquoi tu me disais que ça te frappait ? - Ca c'est un problème de déshumanisation des victimes. Une victime de type Auschwitz, c'est plus un enfant, c'est plus un adulte, c'est un paquet d'os qui réagit plus. Il a perdu toute personnalité. C'est la surmisère. C'est quelqu'un qui est très souvent habillé en loques, s'il est encore habillé, qui en peut plus, qui va s'effondrer psychologiquement. On voit souvent des enfants qui repiquent un petit peu et ensuite qui deviennent complètement autistes quand ils réalisent ce qui leur arrive, et qui se laissent mourir. C'est un des problèmes qu'on a eus où il y avait beaucoup d'enfants qui simplement arrêtaient de manger. Au bout d'un moment ils sont dans une telle misère psychologique (beaucoup d'orphelins qui sont abandonnés dans les champs parce que leurs parents ont été tués ou parce qu'ils ont fui, ils ont pas pu suivre ou ils ont été laissés souvent avec une grand-mère ou un vieux qui est resté au village et ces gens sont morts de faim ou de différentes autres causes), ils s'enferment. On voit très très vite quand les gens baissent les bras psychologiquement. Tout d'un coup ils arrêtent de manger et ils meurent en deux-trois jours. Ca c'est un des cas qu'on rencontre énormément. Les enfants sont plus fragiles par rapport à ça. Ils sont très très durs au niveau de la survie, il y a un instinct incroyable. Mais tant qu'il n'y a pas trop de misère psychologique. Si ils se sentent abandonnés, un enfant, il va se laisser mourir très très souvent. |
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