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Interview Alard Du Bois-Reymond, Chef de secteur du Comité International de la Croix-Rouge/Genève (12'17") Interviewer : Robert Bourgoing. - La Somalie, je dois dire c'est un des contextes les plus compliqués. D'abord c'est une culture qui est très forte ici. On peut pas venir ici avec une approche qu'on a développée partout dans le monde et l'appliquer telle quelle en Somalie. Les gens ici ont une culture très forte. Et si on s'adapte pas à la manière comme eux ils comprennent qu'il faut le faire, on va pas réussir, on va avoir des problèmes de sécurité, même on risque d'avoir des gens qui sont tués. - Et comment ça s'observe ça concrètement sur le terrain, le fait qu'ils aient une culture très forte et que pour ça, le travail du CICR devienne beaucoup plus compliqué ? - Les nomades, c'est une culture qui est très fière. Ce sont des gens qui se plient pas facilement à nos idées occidentaux. Alors si moi j'essaie par exemple de donner un ordre à quelqu'un, à un Somalien, il va pas respecter. Je dois le convaincre d'abord. Je dois convaincre que j'ai raison, que j'ai des bons arguments. Si j'ai pas des bons arguments pour le convaincre, il va pas accepter. Et si j'insiste, si je le force de le faire, il risque de me tirer dessus. - Qu'est-ce qu'on doit connaître aussi de la politique et de la façon dont la société est organisée en Somalie avant de se lancer dans de l'aide humanitaire ici ? - Ca c'est difficile à dire. C'est énormément complexe. Les alliances changent à tout moment. Il faut connaître les tribus. Même quelquefois, c'est à un degré complexe que j'ai l'impression on peut aussi rien savoir car toujours, nous comme Blancs, on va pas assez comprendre comment la société fonctionne. Et toujours quand on fait une décision, on va oublier des éléments et prendre une décision qui n'est pas vraiment basée sur tous les éléments. Mais quand même je pense... ici c'est très important que connaître la société, sinon c'est des risques de sécurité et on risque d'avoir des gens qui sont tués. - Je suis persuadé qu'il y a plein de gens qui ont vu les images de la Somalie pendant la guerre, qui ont entendu parler de tous ces vols dont ont été victimes l'ONU, les organisations humanitaires en général, du fait que ils se faisaient tirer dessus alors qu'ils étaient là pour aider les gens. Et les gens doivent se dire Pourquoi s'acharner à aider des gens qui ne veulent pas s'aider eux-mêmes ? - Oui. Ma mission avant j'étais en Bosnie. Et je dois dire que les risques de sécurité en Bosnie sont beaucoup plus élevés je trouve qu'ici. En Bosnie on vous tire dessus, vous pouvez être qui vous êtes, si vous êtes un enfant, si vous êtes un chien, si vous êtes un monsieur Croix-Rouge, on vous tire dessus car le sniper il tire sur tout ce qui bouge car il a sa prime pour chacun qu'il tue. Ici c'est différent. Ici ils vous tirent dessus car vous avez fait une faute normalement, car vous avez pas respecté quelque chose. Le problème vous savez pas toujours ce que vous avez fait comme faute. Et c'est ça qui est difficile ici. Il faut comprendre la société, il faut comprendre comment les relations sont. Et agir dans ce network très compliqué, c'est très difficile. Et on fait toujours des fautes. Et c'est ça après qui retombe sur nous et qui nous crée des incidents de sécurité. Mais c'est pas la méchanceté. Et pour ça je pense c'est beaucoup plus facile à accepter les risques de sécurité, en tous cas pour moi en Somalie, que en Bosnie. - Je crois qu'on n'a jamais vu dans un autre pays autant d'aide alimentaire volée par les gens. Pendant la guerre, il y avait jusqu'à 70 même 80 % de l'aide qui était détournée et qui se rendait sur les marchés locaux. Pourquoi ici en Somalie et pas ailleurs ? - La Somalie ne connaît pas de structure hiérarchique claire et nette comme les autres pays. Si je regarde le Rwanda, il y a un chief qui dit On le fait comme ça et puis tout le monde va lui suivre et va faire exactement ce que le chief a dit. Ici on n'a pas une structure de chiefs. On a une structure de pastoral democracy, une démocratie nomadique. On doit convaincre tout le monde et tout le monde doit être d'accord. Et ça c'est un processus qui prend beaucoup de temps. Et beaucoup de groupes se tient pas exactement à ces décisions. Ils ont une liberté qui est assez grande de faire comme ils comprennent. Alors un petit groupe trouve ils ont pas assez de nourriture et se prennent le droit de prendre cette nourriture. Pour eux c'est pas voler, mais eux ils comprennent ils ont pas reçu assez, on les a pas bien regardés, ils se prennent le droit maintenant de prendre cette nourriture. - Ils considèrent pas ça comme du vol ? - Il y a ça. Certainement il y a des tribus ou des gens qui considèrent pas ça comme vol, qui pensent : Le CICR n'a pas bien fait son survey, il nous a négligés, bon il faut prendre. Il y a certainement aussi autre chose. Il y a des milices qui respectent pas ça, qui prennent comme ça pour revendre. Mais je pense une grande partie c'est des choses comme ça que... Les gens ici, ils considèrent que cette nourriture est à eux. Et ce sont eux qui peuvent disposer de cette nourriture d'une manière. - Quel genre de problème de conscience ça représente pour le CICR le fait qu'il y avait une bonne partie de l'aide qui a été détournée et que cette aide-là donc, en étant revendue sur les marchés, a contribué elle-même à alimenter la guerre d'une certaine façon ? - Ca c'est une problématique qu'on a toujours avec l'assistance humanitaire. Qu'il y a un certain élément, effet pervers naturellement. Que peut-être l'aide alimentaire peut prolonger une guerre car les parties ont plus les moyens pour continuer... - Et ici ça a été particulièrement vrai... - Je pense pas non. J'ai jamais vu un chef de guerre, un milicien qui est vraiment concerné par le sort des victimes, des civils. Je pense pas que jamais une guerre s'est arrêtée car il y a eu la famine. Les combattants ils vont continuer. Les miliciens sont les derniers qui n'ont plus de nourriture. Eux ils ont toujours la nourriture et ils vont continuer à se battre si les autres ont la famine ou pas. - Mais je voulais dire, ici, avec le volume de l'aide qui a été apportée, avec les sommes en jeu de cette aide qui a été revendue sur les marchés locaux, le problème a été particulièrement important pour le CICR et pour les autres organisations humanitaires. - Bon. Jusqu'à un certain degré, c'était important de baisser les prix ici car c'était une famine où il y avait pas assez de nourriture à la disposition et jusqu'à un certain degré c'était important de importer un maximum de nourriture pour faire baisser le prix et avec ça permettre aux gens de racheter les choses. Dans ce sens-là, je pense même si il y a eu les détournements qu'il y a eu, et je pense qu'ils sont pas si importants que ça, il y en a eu, mais même s'il y en a eu, je pense l'effet était pas seulement négatif. Je pense c'était important qu'il y ait assez de nourriture dans le pays. Et il faut aussi pas non plus oublier ici en Somalie les gens, ils doivent partager à l'intérieur de leur tribu. Alors c'est pas possible que quelqu'un prend pour soi-même et devient riche et tous les autres restent pauvres. Il doit le partager à l'intérieur de son tribu. Alors il y a des mécanismes de redistribution qui ont toujours joué et qui vont toujours joué ici. - Maintenant l'aide humanitaire est complètement déléguée. Vous avez un délégué local. C'est un homme d'affaires local qui s'occupe d'aller chercher la nourriture dans des camions qui ne sont pas identifiés. D'ailleurs le CICR n'a aucun véhicule en Somalie. Est-ce que c'est parce que vous avez abandonné l'idée d'intervenir d'une façon classique comme dans les autres conflits ici ? - C'est un peu un experiment. C'est la première fois qu'on a fait comme ça. On va voir comment ça se développe. L'idée c'est un peu que les gens ici, ils savent très bien ce qu'ils peuvent faire. Un businessman il sait exactement... il connaît la situation. Il sait qu'est-ce qui est le meilleur chemin d'emmener la nourriture. Il sait avec quelle tribu je dois avoir un accord, quelle tribu je dois donner un peu d'argent, quelle tribu je dois inclure dans mon escorte. Des choses comme ça, des finesses que nous on va jamais comprendre. Alors on a fait l'expérience maintenant que ces gens-là sont en mesure d'emmener la nourriture. On a pris une décision qu'il nous faut la nourriture ici aujourd'hui, après-demain la nourriture est ici. Si le CICR essaie de faire une chose pareille, on prend aujourd'hui la décision la nourriture doit venir, ça nous prend un mois jusque la nourriture arrive. Alors ça peut être un instrument très très efficace. Il faut voir si ça c'est seulement valable pour une petite chose comme on fait ici ou si peut-être on peut étendre cet expériment sur des distributions plus larges que ça. - Est-ce que c'est pas un peu frustrant pour vous le fait de ne pas pouvoir être présents et de faire votre travail ouvertement comme ailleurs ? - Non. Pas du tout. Tout le monde sait ici que c'est le CICR qui fait. Si vous allez dans les villages tout le monde sait c'est le CICR qui nous a apporté la nourriture. Tout le monde le sait. Même ça me plaît car je trouve on a trouvé ici un instrument qui est très efficace et qui n'a pas besoin de montrer avec un certain pompe, avec tous ces avions et tous ces camions Croix-Rouge, que la Croix-Rouge est présente. C'est quelque chose qui est un peu du window dressing. Ce n'est pas nécessaire peut-être en Somalie. On peut le faire peut-être plus efficace avec les moyens locaux. Et là il faut pas oublier non plus que c'est important, si on fait tout nous-mêmes avec les avions, avec les camions qui viennent de l'extérieur, l'économie ici ne profite rien du tout. Ici ce sont les businessmen locaux qui profitent, ce sont les commerçants locaux qui profitent, et on maintient avec ça une structure qui après la guerre est toujours en place. Si on remplace cette structure avec des avions, cette structure va se casser et ils doivent reprendre à zéro après la guerre. - Qu'est-ce qu'il reste de l'aide qui est apportée par le CICR sur le terrain en Somalie par rapport à ce qu'il y avait. Et quand est-ce que ça va se terminer ? Est-ce qu'on le sait ? - Ca c'est difficile à dire. Naturellement on a donné une assistance d'urgence. De ça, il reste pas beaucoup. Maintenant je pense la chose importante, il y a beaucoup de gens qui sont rentrés. La situation est plus stable. Elle n'est pas stable mais en tous cas elle n'est plus une guerre vraiment violente comme en 92. Alors beaucoup de gens ont commencé à rentrer. Maintenant c'est important de réussir de stabiliser ces gens-là dans leurs endroits. Ils sont aujourd'hui de nouveau dans une situation difficile et il y a beaucoup de gens qui sont maintenant à la limite de repartir dans des camps de réfugiés. Et ça il faut éviter car ça ça va déstabiliser de nouveau la situation et on peut de nouveau se trouver avec une famine ou avec des images qu'on a vues en 92. Alors il faut éviter ça et avec ça on espère pouvoir fixer les gens en place avec des distributions de semences et éventuellement avec des petits distributions de nourriture aditionnelle qui permettent aux gens de rester ici jusqu'à la récolte leur permette d'être indépendants. - Et est-ce qu'on voit une fin en perspective ? Maintenant c'est relativement calme dans le pays, la famine est quand même terminée... - Je peux m'imaginer. Ca me fait beaucoup plaisir... Avant-hier j'étais dans un village où tout le monde venait des camps de réfugiés vraiment pourris. J'ai vu ces camps de réfugiés et ces camps étaient vraiment pourris. Chacun qui venait pour mendier, c'était... détournements de nourriture et tout ça. Et j'ai revu des gens qui sont fiers comme avant, qui sont redevenus des paysans, qui veulent vivre de leurs terres, et ça me fait beaucoup plaisir de voir c'est pas un pourrissement qui persiste, c'est un pourrissement qui est temporaire et les gens reviennent tout de suite dans leur manière de vivre et ils redeviennent des paysans ou des nomades somaliens comme auparavant.
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