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Les erreurs de jeunesse de la presse malienne

Phénomène unique en Afrique, près de 150 nouveaux journaux ont été recensés dans la seule ville de Bamako depuis l'avènement de la démocratie en 1991. Ivres de leur nouvelle liberté, certains se livrent à des débordements qui inquiètent.

"Mélangez toutes les frustrations accumulées durant la dictature à l'énorme soif d'information qui existe ici, et vous obtenez la situation actuelle." Le phénomène que décrit le journaliste Gaoussou Drabo est l'explosion de la presse écrite au Mali. Dans un pays qui manque de tout, où il n'y a qu'une dizaine de journalistes professionnels et 83% d'analphabètes, les kiosques à journaux débordent de titres.

146 journaux et magazines ont vu le jour à Bamako depuis le renversement de la dictature et l'établissement de la liberté de presse en 1991. La situation de la presse au Mali est à l'image de l'ensemble de l'Afrique francophone, où plus de 300 journaux privés aux titres évocateurs sont apparus dans le sillage de la démocratie, des journaux satiriques (la Cigale Muselée, le Cafard Libéré, le Moustique Déchaîné, l'Agouti Panseur), partisans (le Nouvel Horizon, le Bûcheron), intellos (Sud Hebdo), économiques (le Tambour de l'Economie), féminins (l'Amazone) ou de faits divers (l'Inspecteur).

Mais au firmament de la presse malienne, les étoiles filantes sont nombreuses. La plupart des journaux disparaissent aussi vite qu'ils sont apparus. Comme l'argent et les lecteurs sont rares, ceux qui parviennent à se maintenir à flot le font souvent au prix de pratiques douteuses.

Journal à louer

"Dans l'enthousiasme révolutionnaire, les gens n'ont pas bien compris que faire un journal est d'abord une question d'argent" explique Saouti Haïdara, directeur de publication du journal Le Républicain. Alors qu'en Occident le financement des journaux dépend jusqu'à 75% des recettes publicitaires, la presse malienne a un problème de taille: la publicité n'existe pratiquement pas dans ce pays. "C'est à l'image de notre pouvoir d'achat. Nous n'avons pas de commerce et d'industrie officiels. Nous avons quelques grandes compagnies qui placent maintenant des petites annonces chez nous. Mais c'est tout-à-fait nouveau."

Dans le sixième pays le plus pauvre de la planète, la plupart des lecteurs n'ont pas non plus les moyens d'acheter le journal. Un numéro du Républicain coûte environ 50 cents. Pour un lecteur malien, c'est beaucoup. C'est comme si votre exemplaire de La Presse vous coûtait 30 dollars! D'après Gaétan Marchand, un Québécois qui met en place un réseau de radios rurales au Mali, cela s'explique par les coûts d'impression énormes en Afrique. "Ici, le papier journal est rare et il coûte cher. C'est pour ça que les 52 pays africains n'utilisent que 1% de la consommation mondiale de papier, contre 78% pour l'Europe et l'Amérique du Nord." Un grand lecteur malien n'achète pas plus de deux ou trois journaux par semaine. S'il veut suivre l'actualité tous les jours, en lisant L'Essor, le seul quotidien au Mali (tous les autres journaux sont des hebdos ou des mensuels), il doit l'acheter en groupe. En Afrique, certains crieurs ont trouvé un moyen original pour satisfaire leur clientèle moins fortunée et empocher des profits illicites: ils louent le journal à l'heure.

Pour Gaétan Marchand, la parution des journaux a quelque chose d'héroïque au Mali. "Il n'y a que deux imprimeries très mal équipées. Avec des routes défoncées ou inexistantes, la distribution sur un territoire de la taille du Québec est presque impossible." Selon lui, un autre facteur réduit considérablement les chances de réussite financière de la presse écrite au Mali. "La plupart des gens ne savent pas lire. La presse écrite est surtout l'affaire d'une petite minorité d'intellectuels et dépasse rarement la région de Bamako, la capitale, et de quelques autres villes du pays."

Dans ces circonstances, comment un journal peut-il assurer sa survie financière? "Tout le monde est endetté auprès des imprimeurs" raconte Gaoussou Drabo, qui édite L'Essor, le quotidien national. "Il n'y a aucun journal qui vit uniquement du produit de ses ventes. Les deux tiers des journaux ont des financements occultes. Certains sont financés par des partis politiques, d'autres, par des hommes d'affaires influents." Parfois, ces commanditaires clandestins écrivent eux-mêmes les 'reportages' qu'ils souhaitent lire et paient des journalistes pour qu'ils les publient sous leur nom, ce qu'ils acceptent sans trop de scrupules étant donné leurs salaires de misère (en moyenne 80 dollars par mois). Selon Gaoussou Drabo, cette manipulation de l'information est devenue tellement courante qu'elle se fait même au grand jour. "La semaine dernière, pour rétablir sa réputation, un docteur qui avait été incriminé dans une affaire d'escroquerie a lui-même financé une édition spéciale de l'hebdomadaire Le Démocrate."

Des journaux sans journalistes

Le manque de formation des journalistes et les difficultés financières de leurs employeurs se répercutent lourdement sur la qualité de l'information. "La grande plaie de la presse au Mali, c'est le manque de journalistes professionnels" estime Saouti Haïdara, qui fait partie du groupe très restreint des détenteurs de diplômes en journalisme au Mali, une dizaine de personnes en tout. Dans les salles de rédaction de Bamako, des enseignants, des ingénieurs et des diplômés sans emploi s'improvisent reporters. Ces employés sous-payés et sans qualification sont contraints à la facilité de ce que le public demande: des faits divers croustillants. Le journal le plus lu au Mali, l'hebdomadaire L'Inspecteur, se spécialise dans les crimes de sang, les scandales de moeurs et les histoires de sorcellerie.

Aussi, comme les formalités administratives pour lancer un titre sont simples et peu onéreuses, plusieurs sont tentés par l'aventure de l'édition. Le bi-mensuel La Roue est l'affaire d'un seul homme qui depuis des années fabrique son journal chez lui, en solitaire, et qu'on surnomme affectueusement 'le doyen'. Tous n'ont pas la longévité du 'doyen'. Certains titres disparaissent dès leur première parution, comme L'Opinion, un journal mort-né. "Ces gens font très peu de cas de la déontologie" selon S. Haïdara. "Ils écrivent tout ce qui leur passe par la tête. Ils accusent le gouvernement de tous les maux. Ils traînent les personnalités dans la boue."

A cause du manque de professionnalisme, Gaoussou Drabo explique que la presse malienne véhicule beaucoup de rumeurs, de ragots, d'incitations à la haine et d'invitations au putsch. "Certains journaux publient absolument tout, sans aucun effort de recoupement. Il y a des règlements de comptes politiques, de la déstabilisation de concurrents, de la diffamation, c'est l'anarchie dans la presse."

"Brulez le Président !"

Le premier janvier, dans son message du Nouvel An, le chef d'état major de l'armée malienne a lui-même mis en garde la presse contre ses appels au coup d'état. Dans ce pays où la démocratie est encore chancelante, la population a-t-elle plus à craindre des excès des médias que de ceux de l'armée? Saouti Haïdara croit que oui. "La presse, après avoir été le levain de la démocratie au Mali, est en train de devenir son fossoyeur." Selon lui, elle jette le discrédit sur le nouveau régime politique. Le phénomène qu'on observe dans les médias dit-il, est un symptôme de la difficulté des Maliens de comprendre ce que signifie la démocratie, qui est interprétée comme la liberté absolue de faire et de dire tout ce qu'on veut, sans aucune limite.

Le journaliste Many Camara, qui est réputé pour son impudence, se défend ainsi: "C'est vrai qu'il y a des lacunes incroyables, que nous manquons de journalistes et que nous n'avons pas de code de déontologie. Mais si il y a des choses qui dérangent, c'est surtout parce que la situation politique est elle-même extrêmement dérangeante. Le nouveau régime n'est pas crédible. Son autorité n'est pas acceptée. Donc, notre rôle est d'exercer un contre-pouvoir, d'autant plus que l'opposition est pratiquement inexistante au Mali." Many Camara joue son rôle de redresseur de torts avec passion, ce qui l'a emmené, entre autre, à diffuser les propos d'un homme qui invitait la population à traîner le président de la république dans la rue et à le brûler vif.

Ramata Dia dirige l'hebdomadaire satirique la Cigale Muselée et le mensuel féminin Finzan (Amazone en langue bambara). Selon elle, c'est le pouvoir en place qui entretient la confusion chez les journalistes parce que les élus ne font aucun cas de la transparence qui devrait accompagner la démocratie et parce qu'au Mali il n'y a pas de culture de l'information. "Il y a des énormités qui sont publiées. Il y a des dérapages, je l'admets. Mais savez-vous que depuis qu'Alpha Oumar Konaré est président du Mali, aucun journaliste malien n'a pu obtenir d'entrevue avec lui? Il n'y a eu qu'une seule conférence de presse à laquelle quatre journalistes triés sur le volet ont été invités." Ramata Dia se dit d'autant plus perplexe qu'avant de devenir président du Mali, Alpha Oumar Konaré avait lui-même fondé Les Echos, un des premiers journaux indépendants.

Le Canada au secours de la presse malienne.

"Ca n'a pas de bon sens ce qui s'écrit ici. Chez nous, ils se feraient jeter en prison pour moins que ça!" A son bureau de l'ambassade du Canada à Bamako, le consul Denis Beaudoin dit qu'il reçoit tous les journaux maliens. Malgré son inconfort vis-à-vis de ce qu'il lit chaque jour, il n'a pas hésité, récemment, à recommander à l'Agence canadienne de développement international de leur apporter une aide financière d'urgence, 220,000 dollars pour permettre aux 28 titres en circulation d'absorber le choc de la dévaluation du franc CFA. En janvier, la monnaie utilisée au Mali a perdu la moitié de sa valeur sur les marchés internationaux, ce qui a fait doubler le coût des produits importés, comme le papier journal, l'encre et les plaques d'impression. Comme les frais d'imprimerie dévorent les deux tiers des recettes sur la vente des journaux, sans cette aide canadienne, selon D. Beaudoin, la dévaluation aurait eu pour effet ce dont certains hommes au pouvoir rêvent peut-être secrètement: museler la plupart des journaux d'opposition. "Ces journaux publient des faussetés monumentales, des incitations à la violence contre le gouvernement, c'est vrai. Et moi, ça va me faire plaisir de les financer pour qu'ils continuent à publier! Parce que pour savoir jusqu'où la liberté de presse peut aller, il faut qu'il y ait de l'exagération. Ils n'ont pas pu exagérer pendant cent ans. Quand tu sais que, depuis longtemps, si tu ouvres ta trappe tu vas en prison et que la moitié de ceux qui vont en prison en meurent, ça fait du bien d'exagérer. C'est thérapeutique." Et peu importe, selon lui, que l'argent canadien finance une presse réservée à l'élite ou spécialisée dans les faits divers sordides. "Ce n'est pas à moi de juger que l'Inspecteur, l'Allo Police de Bamako, ne mérite pas d'être financé. C'est très populaire ici parce que ça n'a jamais été fait."

Avant que les journaux maliens deviennent plus responsables, leurs excès pourraient justifier le retour à la censure. Mais compte tenu de la valeur que les intellectuels attachent à la liberté récemment conquise, Saouti Haïdara croit que le gouvernement malien hésitera à la remettre en cause. "Nous avons été bâillonnés pendant un quart de siècle. Si vous voulez nous remettre ce bâillon, vous aurez fort à faire."

Robert Bourgoing
1ère publication : nov. 94


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