La scène se passe sur un trottoir de New Delhi, le jour de mes 26 ans. Cet homme offre des séances d’ ‘astrologie des oiseaux’ aux passants. Il étale un jeu de cartes par terre, agite une clochette et ouvre une porte de la cage des perroquets. Un oiseau sort, se dandine jusqu’au jeu de cartes et en choisit une d’un coup de bec énergique.
Vient mon tour. L’envers de cette carte est censé révéler quelque chose sur moi ou sur mon avenir, un peu comme les ‘fortune cookies’ des restaurants chinois, ces petits biscuits secs qui renferment des phrases généralement plus creuses que profondes.
Je joue le jeu et fais mine de prendre tout ça au sérieux. En fait, je suis un peu ambigu: d’un naturel sceptique, je ne crois pas aux prédictions des astrologues, encore moins quand ils portent des plumes. Mais je suis célibataire, tout juste sorti de l’université et ça ne me ferait pas de mal d’entendre quelque chose qui m’inspire un peu.
Petits coups de clochette, le perroquet picore une carte que son propriétaire retourne et me tend. La grande révélation du jour? « You will find a lost article » , proclame la carte. Vous retrouverez un objet perdu… Le perroquet avale quelques graines de récompense, retourne dans sa cage et basta, au suivant!
C’est n’importe quoi. Je n’espérais pas grand-chose mais là, le fakir et son volatile ont fait très fort. Je voyage depuis maintenant presque quatre mois, je suis extrêmement méfiant des pickpockets et je n’ai jamais rien perdu.
Je ne peux quand même pas demander que le charlatan me rembourse les 10 roupies. Avec un taux de change à 100 roupies par dollar, ça ferait mauvaise impression… Alors je me console en me disant que ça fera une jolie photo, une anecdote amusante à raconter à mon retour chez moi.
Je quitte l’endroit et me mets à méditer sur les autres photos que j’ai prises depuis mon arrivée en Inde. Je suis fasciné par ce tourbillon de spiritualité qui imprègne chaque instant du quotidien des Indiens et qui semble vécu avec une candeur et une apparente naïveté qui portent à sourire.
Je repense à cet autre diseur de bonne aventure qui m’a lu les lignes du… pied. Avec de l’encens et en faisant mine de consulter un petit livre savant. Il m’a affirmé que je voyagerais beaucoup, que je me marierais, que j’aurais plusieurs enfants (quatre, je crois). Des révélations, bien sûr, impossibles à vérifier…
Je revois ces temples sikhs, ces mini-temples hindous qu’on retrouve au coin des rues, toutes ces statuettes de divinités accrochées aux rétroviseurs ou fixées aux tableaux de bord des voitures, ces mosquées, ces temples jaïns consacrés aux singes ou aux rats, ces sadhus à moitié nus et à la chevelure impressionnante, ces charmeurs de serpents, ces vaches sacrées qui dorment tranquillement au milieu des bouchons de circulation et que personne n’oserait essayer de déplacer.
Je me dis que c’est peut-être la seule manière d’imaginer un certain ordre et de donner un sens à cet immense chaos, de ne pas perdre la tête devant l’absurdité du système des castes et la violence des contrastes entre la vie des riches et celle des pauvres. J’en suis à me dire que l’ ‘objet perdu’ de mon perroquet est peut-être, après tout, cette spiritualité que la plupart des Occidentaux ont évacuée de leur vie et que je recherche peut-être en Inde, d’une certaine manière.
Je suis de plus en plus amusé par l’anecdote du perroquet, quand soudain je me rends compte que…
…
…mon appareil photo a disparu de mon sac à dos!
Douche froide. Mon ‘baroudeur’, une caméra 35 mm étanche, vaut $350, une fortune en Inde et beaucoup d’argent pour mon budget d’étudiant ($15 par jour).
J’essaie de garder mon calme. Je rembobine les événements de la journée et conclus rapidement que le seul endroit où j’ai pu le laisser est un bureau de poste bondé où je me suis rendu pour faire des photocopies presque une heure plus tôt. Ce bureau de poste est à vingt minutes à pied. Il est évident que je ne le reverrai jamais. J’hésite même à y retourner mais je me ravise, par acquis de conscience. Je marche d’abord lentement (pourquoi se presser?) et puis j’accélère la cadence. De plus en plus. Jusqu’à courir.
J’arrive finalement au bureau de poste. J’essaie de reprendre mon souffle et fends la foule des clients pour atteindre la photocopieuse que j’ai utilisée…
…comme je l’avais prédit, plus aucune trace de mon appareil photo.
Nouvelle douche froide. Je remballe mes espoirs, je tourne les talons, je cherche la sortie et balaie des yeux le rebord d’une fenêtre…
…
…mon appareil photo est là, toujours à sa place, là où je l’avais en fait laissé, bien à la vue de tous.
L’Inde, c’est le règne du fric et des inégalités sociales, même si (ou peut-être à cause du fait que…) la spiritualité imprègne tout, avec le système des castes qui semble justifier ces inégalités. De ce que j’en ai vu, un peu partout, la richesse inouïe côtoie la misère abjecte. Merci pour tes commentaires, Arnaud, et au plaisir de lire ce que t’inspirent les autres textes si tu passes du temps sur le site.
Je n’ai pas perdu l’Inde, mais je l’ai trouvé 🙂
J’ai vu il y a quelques jours mon deuxième film indien : Jab Tak Hai Jaan, après My Name is Khan.
Par succession de hasards, certainement guidée par la curiosité, je suis petit à petit sensibilisé à ce pays étrangement beau.
J’ai vu quelques autres bandes-annonces. Ma curiosité s’attise : est-ce que ce peuple a préservé son âme de l’économie du marché, des spéculations boursières, des intérêts unilatéraux ?
Je suis cinéphile, et en regardant Jab Tak Hai Jaan, j’ai pris conscience que le cinéma transmettaient des valeurs à travers les films produits. En effet, en regardant ce second film indien, j’ai eu la frappante impression que je ne regardais pas un film américain ou français.
J’ai vu que ces acteurs, cette réalisation, cette histoire était dirigée par une profonde humanité. Comme si ce peuple laissait la place à la vie de se libérer, de se créer, sans jugement qui viendrait la détruire ou inhiber la volonté de vivre.
Mais ça ne reste qu’une intuition, fondée sur l’effet qu’on eu deux films indiens sur moi et l’expérience cinématographique occidentale que j’ai vécu.
Je trouve ce texte extrèmement sympathique , d’abord il y a un suspense incroyable et cet appareil photo sur la fenêtre nous apparait comme un immense coffre-fort ou comme le saint sacrement sur l’autel. Puis , quand on te connait un peu , on se dit que cette anecdote aurait pu se passer dans ta maison « Claudine , où est mon appareil photo »…Et on le découvre sur le frigidaire…
Ton ambivalence demeure avec l’écriture de ce texte, on dirait qu’il y a 2 petits personnages dans ta tête qui te disent « oui, tu peux te laisser aller à croire à ces fabulations » et l’autre qui te dit « ce sont des foutaises »…
Un petit chef-d’oeuvre de récit. Un bijou. Et qui fait réfléchir sur ce monde dans lequel nous sommes immergés et dont nous ignorons peut-être certaines clefs essentielles.