Nous roulons à 10 kilomètres-heure sur une piste plate et sèche, près de Jilib, dans le sud-ouest de la Somalie. A l’arrière du vieux pick-up Toyota, six émules de Rambo ceinturés de munitions s’agrippent à leurs kalachnikovs et leur bazooka. Sourcils froncés, ils scrutent l’horizon. A des kilomètres à la ronde, il n’y a personne. Et soudain, avant la première courbe, le chauffeur, l’air de rien, met son… clignotant ! Démonstration exagérée de civisme devant l’étranger qu’il accompagne ? Fierté de montrer qu’il y a encore quelque chose qui marche dans son épave ? Le geste n’est peut-être pas anodin. Dans ce pays sans gouvernement ni loi, livré depuis quatre ans à la guerre des clans, plusieurs signes suggèrent un retour à l’ordre malgré l’anarchie apparente. Loin de l’agitation de Mogadiscio et des autres villes, la société somalienne se réorganise peu à peu.

Notre destination : une succession de huttes de branchage et de boue construites à la hâte, un village baptisé du même nom que la capitale du Somaliland, Hargeisa. Sept cents familles, surtout des femmes et des enfants, ont fui la misère des camps de réfugiés du Kenya pour revenir ici, malgré la sécheresse et leurs maisons détruites. A l’entrée du village, un groupe de femmes nettoie le sol pour aider les nouveaux arrivants à s’installer. Dans une case sommaire, un professeur a repris ses cours d’anglais : « You must write !…« , répètent les enfants à l’infini. Plus loin, une litanie assourdissante emplit l’une des deux écoles coraniques, où des gamins récitent le Coran dans le désordre et l’enthousiasme.

Derrière l’école, deux hommes à l’air grave marchent au pas. Ils font partie des quinze policiers qui patrouillent ici et dans deux villages environnants. Seule trace du passage de l’ONUSOM II dans cette région : 14 paires de menottes et 9 uniformes kaki distribués juste avant le départ des Casques Bleus en mars 1995. Ils n’ont pas été payés depuis ce temps. Ils n’ont pas de véhicule, ni d’arme ou de loi écrite sur laquelle ils peuvent s’appuyer. Mais il leur reste l’honneur et la fierté. « Notre travail continuera comme avant même si nous n’avons pas de salaire, affirme le chef de police Mohamed Osman Abdi. Notre coeur et notre communauté sont ici. » Les représentants de l’ordre utilisent la ruse et la collaboration des villageois pour conduire les prévenus soupçonnés de vol de récoltes et d’autres délits devant les aînés du village qui suggèrent un règlement (généralement une compensation monétaire) en se fondant sur la loi traditionnelle.

A l’ombre d’une case, ces aînés se réunissent à nouveau pour discuter des affaires du village. Parmi eux, le sage Mohamed Abdullahi égrène machinalement son chapelet. « Ce que nous voulons, c’est ramener les lois traditionnelles. Il semble que les gens commencent à accepter nos idées pour la paix et la compréhension. Depuis six mois, c’est comme si, petit à petit, c’est devenu plus facile. Il y a une certaine considération pour les plus âgés.« 

La liberté et l’estomac vide

Avant la guerre, les gens d’ici vivaient richement. Comme pour le rappeler, la carcasse rouillée de l’usine de canne à sucre du fleuve Juba se dresse derrière le village. Jusqu’en 1991, elle nourrissait toute la région : 7000 hectares de terres irriguées, 80000 tonnes de sucre par année, mille logements construits pour les 3000 employés, des terrains de golf et de tennis, une piscine, etc. Quand des combattants ivres de qat ont pris l’usine de 150 millions de dollars, ils l’ont pillée et dépecée en deux mois pour la revendre en pièces détachées. Seul signe d’activité aujourd’hui : une colonie de babouins joue les équilibristes sur son squelette.

Halima Hadji Shafat, ex-employée de banque, ne regrette pas d’être rentrée chez elle. Dans les camps du Kenya, dit-elle, les viols, les meurtres, les vols de nourriture, la promiscuité et la mendicité étaient le lot quotidien des réfugiés comme elle. « Là-bas, quand le soleil se couchait, nous ne pouvions pas sortir. Ici, la situation est complètement différente. Nous avons faim, c’est tout. La guerre se poursuit mais, au moins, nous pouvons cultiver les  champs et construire nos propres maisons. » Pour l’instant, la joie d’Halima se heurte à la réalité. Hargeisa est situé dans la zone la plus fertile du pays. Mais la Somalie verte n’arrive pas à nourrir ses habitants. Cette année, 80 % des semis ont été perdus. Sur les rives du fleuve, les cultures de décrue ont été emportées par les inondations en provenance de l’Ethiopie. Et sur les hauteurs, comme il n’a pas plu et que les systèmes d’irrigation ont été saccagés pendant la guerre, les paysans n’ont presque rien récolté. En attendant la prochaine saison des pluies, les paysans dépendent des distributions hebdomadaires de haricots, d’huile et de sucre du Comité International de la Croix-Rouge.

Les nouveaux arrivants qui ne sont pas encore inscrits sur les listes de distribution du C.I.C.R. sont pris en charge par la communauté. Le muezzin, suivi d’un garçon qui pousse sa brouette, appelle les villageois à donner une partie de leurs maigres rations pour aider un groupe de femmes et d’enfants en loques. Sur le mégaphone qu’Abshir Ahmed Elimi porte à ses lèvres, l’inscription « Don de la République Islamique d’Iran » figure en grosses lettres. « Le mégaphone ne nous a pas été donné, assure Abshir. Nous l’avons acheté à Nairobi et nous l’avons apporté ici pour prêcher la religion musulmane. » Comme les voleurs et les violeurs ont une peur bleue des barbus fondamentalistes, nombreux sont ceux et celles qui, comme Abshir, souhaitent l’application intégrale de la sharia à Hargeisa. « Dans les régions du Nord, ils sont en train d’utiliser les lois islamiques. C’est une très bonne chose. La religion est justice. Si tous les Somaliens suivent la sharia, il n’y aura plus de difficultés.« 

Depuis le début de l’année, observe le vieux Mohamed Abdullahi, pas un seul coup de feu n’a été entendu dans la région d’Hargeisa et les jeunes miliciens du colonel Jess, le chef de clan qui contrôle la région, n’astiquent plus leurs mitraillettes avec le même entrain. « Chaque Somalien a été affecté par cette guerre : la faim, la maladie et le désordre. Il ne reste plus d’autres épreuves que celles que nous avons déjà endurées. Les difficultés seront là encore longtemps, tout le monde le sent. Mais informez vos lecteurs que nous aimons la paix. Nous n’aimons pas les massacres et les pillages. Nous voulons vivre chez nous en paix.« 

1ière publication : décembre 95

 

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