Ce jour-là , je crois que j’atterris au paradis. Un paradis qui se mérite, après des zigzags vertigineux entre des pics à 5500 mètres et un dernier virage en épingle en frôlant deux sommets, écrasé sur mon siège par la force centrifuge, le cÅ“ur au bord des lèvres.
Je sens la fin proche et fais mes derniers vœux quand j’aperçois par le hublot ce que je redoute : la piste affreusement courte où seuls les kamikazes de la Drukair peuvent se poser, huit pilotes surentraînés qui volent à vue, uniquement par temps clair.
En touchant le sol, comme tous les passagers fermement sanglés, je suis violemment propulsé vers l’avant, les doigts et les avant-bras incrustés dans les accoudoirs, fesses serrées, visage pourpre et jugulaires gonflées. Freinage fulgurant, à peine le temps de remercier le Ciel que la porte de l’Airbus s’ouvre sur un décor divin : végétation luxuriante sur des pentes majestueuses, eaux claires de la rivière Paro et terminal tout aussi irréel, construit dans le style des monastères himalayens.
Quelques minutes plus tôt, entre les nuages, j’ai cru toucher du doigt le plus haut sommet sur Terre. Photo prise de l’Everest avec mon smartphone et instantanément partagée, à ma descente d’avion, avec un petit groupe d’amis sur… Facebook. Parce qu’il y a maintenant Internet et Facebook au paradis ! Et c’est peut-être bien là tout le problème.
Prophéties de malheur
Je suis au Bhoutan pour mon travail: photographier et témoigner de la manière dont le petit royaume, qui a fait le pari d’ouvrir ses frontières au monde extérieur, essaie de les fermer au sida, à la tuberculose et au paludisme, épidémies qui font des ravages chez tous ses voisins, Inde, Bangladesh, Népal et Chine.
Mais pour dire vrai, derrière la mission officielle, j’ai une motivation secrète. Une chose que je garde pour moi. Pour ne pas faire sourire, passer pour un fou ou un prophète à deux sous.
Avec mes kilomètres au compteur et tous ces pays dans le rétroviseur, je me sens déboussolé par le changement qui s’emballe partout. Le développement ‘durable’ et ces jolis discours dont je fais mon gagne-pain, je n’y crois plus. J’ai bien peur qu’il soit trop tard pour cette planète qui ne tourne pas rond, surpeuplée, déréglée, fragilisée par sa mise en réseaux, où les virus font le tour du monde en quelques heures et les démocraties basculent en quelques clics. Une planète où les riches dressent des murs contre les pauvres, les gouvernants ne gouvernent plus, les algorithmes vaporisent les milliards de la bourse, des icebergs grands comme un pays se détachent de la banquise, la technoscience annonce la fin du monde tel que nous le connaissons et des gens sérieux envisagent Mars comme Plan B.
Je viens chercher des réponses à mon angoisse d’Occidental surinformé, vérifier s’il existe une issue de secours à la fuite en avant de ce qu’on n’ose plus appeler le progrès, à l’aplanissement programmé de nos différences, à la collision frontale avec le destin brutal vers lequel l’humanité semble se précipiter. J’espère les trouver dans ce pays improbable dont je rêve depuis longtemps, l’inventeur d’un concept qui frappe l’imaginaire des pays otages de la logique matérialiste du PNB et de la croissance à tout prix, le Bonheur National Brut [1].
Bonheur brut et sexes triomphants
A peine débarqué, j’ai un avant-goût du feu d’artifices d’impressions nouvelles qui m’attend. Les douaniers, l’accompagnateur et le chauffeur qui m’accueillent portent le ghô, un mélange détonnant de kimono et de kilt écossais tissé dans des couleurs pétantes que les hommes complètent sans rougir avec des chaussettes de papy remontées jusqu’aux genoux.
En direction de la capitale, les paysages à couper le souffle sont ponctués de dzongs, monastères-forteresses qui résistent au temps, et les reliefs plantés de fanions blancs qui claquent au vent, emportant leurs prières un peu plus haut vers l’au-delà .
Nous roulons à 30 km/heure dans un décor vertical, entre falaises et gouffres sans fond. Dans la voiture silencieuse, aucun stress apparent, comme pour ces vaches et ces chiens qui nous forcent à slalomer avec prudence pour les éviter, allongés au beau milieu de la route, faute d’endroit plat et sec où poser leur carcasse.
Ce qu’on raconte sur la forêt qui s’étend à perte de vue semble se confirmer : elle abrite une des faunes les plus riches au monde, comme ces langurs dorés, singes très rares que je photographie sur le trajet, et ces éléphants sauvages que je croiserai plus bas à la frontière indienne. Et je ne parle même pas du yéti qui pullule, paraît-il, dans la région…
A la périphérie de Thimphou, un attroupement de Robins des Bois locaux s’exerce au tir à l’arc, le sport national. A la sortie des classes, des files de jeunes en costume traditionnel s’étirent de chaque côté de la route, comme une interminable haie d’honneur.
Un peu partout, d’énormes phallus écarlates sont peints sur les façades, signes d’un culte introduit par Drukpa Kinley, un sacré lama aux prouesses sexuelles légendaires. Les organes au garde à vous, également sculptés dans le bois, plantés dans les jardins ou suspendus aux cadres de porte, éloignent du mauvais œil dit-on, assurent la fertilité des familles et invitent à mettre en application un principe de sagesse universelle : faites l’amour, pas la guerre.
Les Bhoutanais jouissent d’une grande liberté sexuelle, ce qui explique en partie l’importance accordée à la prévention du sida, comme je le constaterai en accompagnant « Condom Man » dans sa tournée quotidienne de la capitale à bord d’une camionnette peinturlurée de joyeux slogans. Dans ses temps libres, en bon samaritain et dans la bonne humeur, le superman du préservatif harangue les passants avec son mégaphone et distribue ses paquets cadeaux aux jeunes mâles qui se bousculent pour refaire leur stock.
J’aperçois enfin la silhouette imposante du dzong Tashichho, siège de l’administration de Jigme Khesar Namgyel Wangchuck, le Roi Dragon qui enflamme les jeunes femmes de la région jusqu’en Thaïlande, où une université qui lui décernait un doctorat honorifique lui a dédié un tube au titre et à l’air délicieusement kitsch, comme une bande-son de Disney, Le Précieux Prince des Cœurs.
On surnomme le cinquième monarque du Bhoutan ‘K5’, pour ‘King #5’. Tous ceux que je croise le disent bon, humble et chaleureux, comme ces quelques femmes et hommes séropositifs, des parias qu’il soutient publiquement et qu’il a reçus en invités d’honneur dans son palais dès qu’il a eu vent de la création de leur association. Une visite privée, me racontent-ils les yeux pétillants, en toute simplicité, loin des flash des caméras.
K5 a ouvert son pays à la démocratie en 2008 et son cœur à une magnifique roturière en 2010, mariage d’amour scellé dans une célébration coutumière, signe de son ancrage dans la tradition et la modernité. Et comme dans tout conte de fées, le beau jeune roi et sa ravissante reine ont eu un petit prince qui, faut-il le préciser, est mignon comme tout.
Bref, pour le journaliste cynique qui sommeille en moi…
CETTE HISTOIRE DEVIENT PARFAITEMENT IN-SUP-POR-TA-BLEÂ !
Le meilleur des deux mondes
Au centre-ville, presque soulagé, je retrouve mes repères. Les signes de la nouvelle modernité sont partout : un feu de circulation (le seul au Bhoutan), un cinéma, des bars et boîtes de nuit. Les commerces s’affichent en anglais, langue adoptée par la plupart des Bhoutanais. Avec la télévision et Internet, introduits en 1999, les antennes paraboliques fleurissent aux côtés des drapeaux à prières, et des moines sont scotchés à leurs smartphones.
J’ai l’impression que le ver est dans le fruit. Mais ceux que je croise respirent l’optimisme, convaincus que le royaume de poche peut s’ouvrir au monde sans y perdre son âme, que la modernité n’est pas incompatible avec le maintien des traditions. C’est le cas de la présidente de l’association nationale des femmes d’affaires, dont les enfants, comme tous les meilleurs élèves qui le souhaitent, bénéficient de bourses d’état pour étudier à l’étranger. « Mes enfants voudront rentrer parce qu’ils apprécient mieux leur pays depuis qu’ils peuvent le comparer« , m’explique-t-elle avant de résumer ainsi l’ambition de son pays : « Nous voulons le meilleur des deux mondes« .
Le lendemain, en quittant Thimphu, mes jeunes accompagnateurs, chauffeur et traducteur, troquent le ghô pour le jeans, et les airs traditionnels de la radio pour des CD de musique occidentale. J’apprends que le ghô, censé éviter les comparaisons entre riches et pauvres, distingue celui qui le porte par ses couleurs et ses motifs, sa longueur et sa matière textile, dans une société en réalité bien plus hiérarchisée que je le croyais.
Un peu partout, on élargit la route trop étroite à coups de dynamite et de pelleteuses mécaniques. Le pays s’est engagé sur la voie de la modernisation de ses infrastructures et le plus grand chantier est celui de la construction de barrages hydroélectriques qui assurent son principal revenu, l’exportation d’électricité vers l’Inde. Le pari de l’économie verte se paie cher : paysage défiguré, vallées entières inondées, afflux massif de capitaux et de main-d’œuvre étrangère, cent mille travailleurs indiens pour une population de 700 000, comme si la France accueillait dix millions de travailleurs étrangers.
« Le Bhoutan est présenté dans le reste du monde comme un pays très écologique mais les Bhoutanais jettent leurs déchets n’importe où. » Peu à peu, je découvre l’envers du décor, comme dans cette longue conversation avec Mark, le représentant de la Banque Mondiale. Il m’explique que l’accès gratuit à la scolarité crée du chômage et de la frustration. “Le pays a eu un tel succès dans l’éducation de ses jeunes qu’il n’y a pas assez de travail pour tous les diplômés. » Après des années d’études, les jeunes ne rêvent que des emplois au sein du gouvernement. Ils ne veulent plus retourner aux champs, où leurs parents n’ont plus personne pour prendre la relève.
Il y a des prisons ici que j’ai demandé de visiter pour y photographier un programme contre la tuberculose. D’abord pas de réponse. Puis on m’explique que je n’ai pas fait la demande assez longtemps à l’avance. Ensuite: seule la Croix-Rouge a l’autorisation. Et finalement: il n’y a pas de tuberculose en ce moment…
Le Bhoutan produit aussi ses réfugiés, les Lhotshampas, plus de cent mille paysans hindouistes ayant vécu pendant des années dans des camps au Népal dans des conditions sanitaires très difficiles. Fruits de la politique d’épuration du père du roi actuel, ils étaient privés de leur droit de vote, de l’accès à l’éducation dans leur langue, le népali, forcés à porter le costume traditionnel, avant d’être dispersés dans le monde, dont quelques milliers au Canada, où le climat, par chance, interdit la jupette.
Shangri-Blabla
Le Bhoutan est sans doute le dernier prétendant au titre du légendaire Shangri-La, cette vallée perdue de l’Himalaya décrite dans un roman américain des années 30, gouvernée par des sages, où le temps s’écoule dans une atmosphère de paix et tranquillité. Mais pour ce réalisateur de documentaires bhoutanais ayant vécu une bonne partie de sa vie à l’étranger que je rencontre à Gelephu, à la frontière de l’Inde, ces histoires de « Shangri-Blabla », comme il le dit, sont un coup de marketing. « J’en ai parlé à plusieurs de mes amis. Nous croyons tous que le Bonheur National Brut est une utopie, le dernier fil qui nous maintient à l’illusion que nous pourrons maintenir nos traditions. »
Le BNB, coup de génie ou slogan prétentieux ? « Les Bhoutanais ont des problèmes que l’on retrouve dans n’importe quel autre pays, me résume Mark de la Banque Mondiale: chômage, crime et suicides occasionnels. Mais ils bénéficient encore d’un rare équilibre parce qu’ils se sentent liés à leur culture et leur communauté. »
Je quitte ce pays comme on redescendrait du paradis : fasciné par ce que j’y ai vu mais forcément déçu qu’il ne soit pas à la hauteur de la peinture naïve qu’on aimerait s’en faire, presque honteux d’avoir encore voulu y croire.
Les Bhoutanais auraient-ils mieux fait de rester à l’écart du monde et verrouiller leurs frontières ? Pour un pays minuscule, pris dans l’œil du cyclone des bouleversements planétaires, choisir l’isolement et l’immobilisme aurait été, je crois, suicidaire. Qui souhaite vivre derrière des remparts, dans l’ignorance et la pauvreté ? Quoiqu’en aient pensé les premiers rois du Bhoutan et ce qu’en disent aujourd’hui les chantres du repli sur soi, l’identité n’est pas une chose figée. Une culture qui ne change pas est une culture morte, un musée vivant bon pour les photos et ces touristes sans gêne qui vous répètent ‘Allez-y vite avant qu’il ne soit trop tard’.
Subir passivement les vents du changement ou les affronter avec confiance ? Rester barricadé ou plonger dans l’inconnu ? Le Bhoutan a misé sur l’ouverture et la coopération avec le reste du monde, pari risqué mais cohérent dans une société profondément spirituelle pour qui l’impermanence fait partie de l’ordre des choses. Comme l’enseigne Bouddha et dont je ferais peut-être bien de m’inspirer, ‘Il n’existe rien de constant si ce n’est le changement’.
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[1] Le Bonheur National Brut a été introduit en 1972 par le quatrième roi du Bhoutan. Contrairement au Produit National Brut, il tente de mesurer non seulement le bien-être matériel des habitants (revenu, santé, habitat) mais aussi leur bien-être intérieur. Le BNB repose sur quatre piliers (sauvegarde de la culture, protection de l’environnement, bonne gouvernance et développement économique durable) eux-mêmes déclinés autour de neuf secteurs (dont le bien-être psychologique) évalués à l’aide de trente-trois indicateurs (tels que la qualité du sommeil). Il est étudié par de nombreux économistes et cité en exemple par des dirigeants occidentaux, dont ceux de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne.
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