Je suis couché sur le dos, à la belle étoile, fixant les cieux, étourdi, presque effrayé par l’immensité de la Voie Lactée. Je suis au bout du monde, comme j’en rêvais depuis longtemps, chez les Bororos, des éleveurs peuls qui vivent dans le sud du Sahara.
Mais je suis incapable d’en profiter. J’ai une tourista spectaculaire qui m’oblige à des va-et-vient incessants dans le désert, et les dernières braises du feu qu’ont allumé pour moi les nomades qui m’accueillent dans leur campement achèvent de se consumer. Le froid m’a réveillé. Un froid comme je n’en ai jamais connu, même dans mes pires hivers canadiens.
Je m’enroule du mieux que je peux dans la couverture qu’un ami nigérien m’a prêtée, en me souhaitant bonne chance, lorsque je lui ai annoncé que je partais seul pour plusieurs jours. J’ai enfilé tout ce que j’ai: un tee-shirt, une chemise et un pull. Mais rien n’y fait. Je suis allongé sur une natte posée sur le sable et je découvre avec effroi ce qui aurait dû être une évidence: le désert est un univers minéral qui, la nuit en décembre, ne retient pas la chaleur, même torride, de la journée.
J’ai la tête et les tempes qui gèlent. Sous la voute céleste, mes pensées entrent en collision avec une force inouïe, comme des galaxies qui s’entrechoquent, des supernovae qui explosent. Les Bororos dorment plus loin, quelque part derrière des buissons. J’ai peur de ne pas tenir jusqu’à l’aube mais, par fierté, je n’ose pas les réveiller.
Je suis prisonnier de ces pensées qui se bousculent de plus en plus vite et violemment. Que suis-je venu chercher ici, à une journée de route, trois jours de pistes et des heures de marche de la « civilisation » ? Quelle mouche m’a piqué pour m’exposer à de tels risques? Il n’y a pas de sortie de secours dans le désert. Impossible de faire marche arrière. Ce n’est plus un jeu.
Pour conjurer la panique que je sens monter, je déroule le fil qui m’a conduit jusqu’ici.
Le portrait d’une vache
Une journaliste avec qui je travaille en France a piqué ma curiosité en me parlant de ces nomades dont l’univers tourne autour de leurs animaux, des zébus noirs aux reflets rouges et aux immenses cornes blanches, comme des lyres.
Ces Peuls disposent dans leur langue de 150 adjectifs pour décrire la palette de nuances de la robe d’une vache (couleurs, formes, taille, nombre et emplacement des taches), ce qui en dit long sur l’importance du troupeau dans leur mode de vie et facilite les choses quand vient le temps de décrire et retracer un animal égaré.
Ces hommes et ces femmes sont les Eskimos du désert, des champions de la survie en milieu extrême. Les Bororos, aussi appelés Woodabés, sont célèbres pour le Gerewool, un grand événement annuel où les jeunes nomades sortent leurs plus jolies plumes et exposent la blancheur de leurs dents et de leurs yeux pour séduire les filles, un concours de beauté vital dans le désert, un contexte qui ne se prête pas trop aux rencontres fortuites (voir des photos).
Les Bororos ne connaissent pas l’argent et vivent surtout du troc. Ils sont obsédés par la beauté des vaches autant que celle des hommes, des animaux auxquels ils dédient des poèmes et des chansons. Alors j’ai eu l’idée de faire le portrait d’une vache, un portrait radiophonique où j’ai l’intention de peindre l’univers d’un éleveur par petites touches sonores: chansons, poèmes, extraits d’interviews, beuglements et ambiances diverses.
Au milieu de nulle part
Arrivé au campement des nomades la veille après une marche interminable dans le désert, je mange de la boule, un mélange de lait et de mil pilé, au fond d’une calebasse où flotte une mouche. Un truc cru, vraiment pas terrible, que je me force à avaler, sous le regard attentif de mes oiseaux exotiques qui insistent pour que je me serve en premier, me fixant intensément et guettant mes réactions, dans un silence presque religieux.
C’est infect. Je ballonne à vue d’œil. Mais j’y vais allègrement et m’inflige la violence d’en redemander, comme pour les mettre au défi.
En quelques minutes, je me transforme en usine à gaz. Littéralement. Je gonfle et sens la pression qui monte, comme une cocotte-minute prête à exploser. Je fais des efforts héroïques pour garder un air détendu mais je ne tiens plus en place. Et puis l’inévitable se produit. Priant pour que ce soit socialement acceptable chez mes nouveaux amis, comme chez ces Arabes pour qui il est de bon ton de roter après le repas, la main devant la bouche, en disant « Alhamdoulilah », je m’abandonne… et réalise que je n’ai pas été exaucé: mon lâcher prise est accueilli dans un éclat de rire général.
La situation a un potentiel comique. C’est net. Mais je n’ai pas le cœur à rire. J’ai fait des efforts inouïs pour trouver un nomade et une vache qui correspondent à mon idée de départ et atteindre ce bout du monde, une aventure comme je n’en ai jamais vécue. Juste au moment où je crois avoir atteint mon objectif, je reste figé derrière l’écran de mes pensées, cloué au sol par mes problèmes intestinaux. Et je m’interroge sur ce que je suis venu faire là.
Prendre de la distance
Comme d’autres, je pars pour me retrouver. C’est ce qui m’attire dans le voyage, un besoin que j’ai la chance d’assouvir par mon travail: prendre de la distance par rapport à ce que je crois connaître, faire le plein de sensations nouvelles, me confronter à d’autres regards, repousser mes limites, sortir de mes automatismes, me réconcilier avec qui je suis, tout ce que je mets en sourdine dans la répétition du quotidien, pour me sentir en vie. Mais comme pour tout le reste, je ne prends pas le temps de pleinement goûter ces rencontres et digérer ces expériences que j’avale avec gourmandise, comme un éternel insatiable.
Hier soir, par l’intermédiaire du jeune qui m’a conduit jusqu’ici et qui parle quelques mots de français, j’ai pu discuter avec eux.
J’ai découvert que, derrière les apparences, les personnages du film que je me suis fait me sont étrangement familiers: un père qui aime ses enfants et qui dort mal la nuit parce qu’il s’inquiète pour leur avenir, des gens qui aiment rire, chanter et manger, des enfants qui s’amusent de rien, des hommes qui se font beaux pour faire la cour, des femmes qui baissent les yeux devant un regard trop insistant, des jeunes rattrapés par la modernité, même dans ce coin perdu, curieux des nouvelles du monde qui leur parviennent par la magie des ondes courtes, des gens qui marchent la tête haute, conscients de leur valeur, plein de prévenance pour cet invité débarqué sans prévenir et manifestement démuni dans cet environnement hostile.
Maintenant que j’y suis, j’ai l’impression que les Bororos font partie de mon univers, que des années-lumière ne nous séparent pas, contrairement à ce que soupçonnais. Il m’a suffit d’échanger quelques phrases avec eux et gratter légèrement la surface pour me trouver des atomes crochus avec ces personnages de documentaires ethnologiques, ce que j’accueille avec un mélange de déception et un certain vertige devant l’évidence: nous appartenons à la même espèce.
L’autre bout du monde
La Voie Lactée serait si jolie si ce n’était de ma tuyauterie en furie, du cérébral qui me prend en otage, du froid insoutenable, de tout ce qui m’empêche de m’élever pour profiter de la beauté qui s’offre à moi, ici et maintenant.
Ma délivrance arrive avec la douceur des premiers rayons du soleil. Avec eux, je m’éveille à ce qui s’imposera comme une évidence.
Je suis allé chercher mon bout du monde aux antipodes chez des gens que j’espérais fondamentalement différents, comme si des extra-terrestres habitaient ma planète. Au fil du temps, j’ai poursuivi ce mirage aux quatre « coins » de la planète, dans les montagnes du Bhoutan, dans le désert du Rajasthan, dans les bidonvilles de Lagos… Mais au Niger, sans doute plus qu’ailleurs, les Bororos m’ont appris qu’il n’y a pas de bout du monde, ou alors qu’il me suit partout. Parce qu’il est en moi. Parce qu’il est en nous.
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Merci Claudia et au plaisir de te lire sur le site si d’autres articles te parlent.
Vraiment…je me sens bien sur ce site que je découvre à peine. J’aime l’écho, cette vibration qui correspond un peu la perception que j’ai de la vie, de la vivre et de faire partie de ce grand mystère. C’est certain que je reviendrai ici…je m’y plais déjà.
Je ne suis pas étonné, Michèle, que ce texte te parle. Quelque part, on a un peu les mêmes motivations dans le voyage. Un grand merci de me faire le plaisir de tes commentaires et au plaisir de lire tes réactions et ce qu’évoquent pour toi, peut-être, les autres articles de ce site.
Première réaction à vif: belle aventure, magnifique voyage, superbes rencontres avec ces hommes si proches eux de cette nature qui nous attire et nous effraie; je ne peux m’empêcher de penser à la quête de l’alchimiste qui comprend à la fin d’un long voyage que ce qu’il avait si longtemps cherché était si proche de lui; je ne peux m’empêcher de penser à mon propre voyage, moins exotique, où je suis partie entre autres me chercher et dont je crois n’être pas encore vraiment revenue: une des leçons c’est certain c’est de goûter chaque instant chaque rencontre chaque lever ou coucher de soleil; de les déguster et en imprégner sa tête son coeur et son âme pour pouvoir y revenir dans notre vie quotidienne « banale » que nous continuons encore à vivre trop vite. Bravo Robert pour ce beau projet que tu nous fais partager.
« N’aspirons-nous pas à d’autres partages? »: c’est extraordinaire, Bernard, d’arriver à dire tant de choses en si peu de mots! Oui, c’est exactement ce qui m’a tant fasciné chez les Bororos et dans un autre pays, le Bhoutan, que j’ai visité récemment. J’y reviendrai.
Je viens de lire avec un grand intérêt tes récits, cher Robert. Je trouve que tu écris très bien et je vois quelque chose de très cohérent et que tu décris bien dans ta recherche personnelle. Ces expériences que je ne ne vis pas nourrissent ma réflexion. J’apprécie beaucoup ton sens critique vis-à-vis de toi-même et ta remise en cause constante des certitudes, je pense que c’est une grande qualité et qui nécessite évidemment de prendre le temps de la réflexion et du recul. Ces rencontres t’habitent encore, des années après, et de cette manière livrent leurs secrets, merveilleux ou terribles. A te lire, je comprends mieux ce besoin de voyage qui t’habite et dans lequel tu entraîne avec bonheur ta famille.
PS1: Eric partage avec toi ce besoin comique ou horripilant, toujours déroutant, de défendre des positions qu’il ne partage pas toujours, ce serait un trait caractéristique de l’enseignement canadien?
PS2: incroyable comme, petits, Pierre et toi vous ressemblez!
Que nous répondions tous aux mêmes besoins affectifs ou vitaux, c’est vrai. Mais n’aspirons-nous pas à d’autres partages?
Effectivement, ça peut sembler un peu confus parce que je mélange deux idées : la découverte de soi (le voyage intérieur) et la découverte du monde. Ce que j’essaie de dire, en deux mots : voyager aide à se connaître mais si c’est la principale motivation, la réponse ne se trouve pas nécessairement aux antipodes. Le bout du monde, pour moi, c’est d’être capable de répondre à la question « Qui suis-je ? », c’est-à-dire où est-ce que je me situe et quel est le sens de tout ça (l’univers, le monde, la vie). Voyager m’aide à bousculer mes certitudes et à méditer là-dessus mais la réponse à cette grande question (que je n’ai pas encore trouvée mais j’y travaille!) n’est pas chez les Bororos ou autre destination exotique. Elle est ici et maintenant.
C’est vrai qu’ »on n’appréhende pas le monde de la même façon, selon notre imprégnation religieuse, familiale, notre culture, notre éducation… », et je n’essaie pas de dire le contraire. Ces gens sont extrêmement différents de nous à plusieurs niveaux. Mais, d’après moi, pas pour l’essentiel qui, partout, tourne autour des mêmes besoins: aimer et être aimé, manger à sa faim, vivre en santé, en sécurité et en paix.
C’est vrai aussi qu’on ne peut pas analyser une situation et la vivre en même temps. Et c’est pour ça que j’écris ces textes, pour poursuivre le voyage, le vrai voyage qui, pour moi, est intérieur. C’est le sens de ma conclusion: le bout du monde qui me suit partout parce qu’il est en moi.
La quête, la recherche de soi, dans les voyages…
Je trouve que ce que tu écris est confus, comme si tu n’étais pas allé au plus profond des choses.
Oui, on se ressemble tous, on a des points communs dans nos préoccupations de base, mais quand même, je reste persuadée qu’on n’appréhende pas le monde de la même façon, selon notre imprégnation religieuse, familiale, notre culture, notre éducation… Nous n’avons pas le même prisme.
Après, sur ce qu’on va chercher aussi loin, c’est très intime. Pour toi, c’est aller au bout de tes limites? C’est chercher « le bout du monde »? Qu’est-ce que ça veut dire???
J’aime bien ta réflexion autour de la voie lactée…mais c’est avec un peu de recul que tu as pu écrire tout ça, non?!!! Il est très difficile d’analyser une situation et, en même temps, la vivre.
J’ai la sensation que tu vas te frotter à beaucoup de situations de voyage pour approfondir ta quête SPIRITUELLE. Et c’est pour cela que je pense que tu n’es pas allé au bout de ta réflexion, car ta recherche personnelle n’est pas terminée.