J’aime faire l’avocat du diable, défendre tout et son contraire, des idées auxquelles je ne crois pas toujours, pour tester celles des autres et construire les miennes. C’est un luxe avec lequel j’ai grandi au Canada, un trait de personnalité qui ne s’est pas arrangé avec mes études de droit, mais un jeu risqué en territoire miné, au sens propre et figuré, comme dans la ville-fantôme de Quneitra, en février 1988.

Plateau du Golan (Cette carte a été copiée sur le site du Monde à l'adresse : http://www.lemonde.fr/web/infog/0,47-0@2-3218,54-1047913@51-1047628,0.html)Quneitra est située entre la Syrie, Israël, le Liban et la Jordanie. Jusqu’à ce qu’Israël conquière le plateau du Golan pendant la guerre des Six Jours, en juin 1967, c’était une ville de 37,000 habitants. Lorsque l’armée juive s’est partiellement retirée en 1974, elle avait été entièrement désertée et détruite avec une brutalité et un zèle inouïs, ce qui a été rapporté par des témoins oculaires et condamné par l’ONU en 1974 (voir le rapport des Nations-Unies et, à l’inverse, la réponse de la propagande israélienne – en anglais).

Une ville entière méthodiquement dynamitée et aplatie au bulldozer pour s’assurer que les ennemis syriens ne reviendraient pas s’installer trop près des hauteurs du plateau qui, à mille mètres, surplombe le nord-est d’Israël et expose les colonies juives implantées plus bas. A l'hôpital de Quneitra (cliquez pour agrandir).Des immeubles éventrés, des débris partout et des murs criblés de milliers d’impacts de gros calibres, symboles de la haine viscérale que se vouent les Israéliens et les Syriens.

Depuis près de 40 ans, rien n’a changé ici sauf les panneaux d’affichage ajoutés un peu partout pour faire de Quneitra un musée à ciel ouvert de la barbarie israélienne. Comme dans cet hôpital « détruit par les sionistes » que je visite avec des compagnons de voyage suédois et allemand.

Pour visiter Quneitra, il nous a suffi de nous présenter au Ministère de la Défense à Damas qui a mis gratuitement à notre disposition une voiture avec chauffeur, un responsable de la propagande et le casse-croûte. Un traitement royal pour trois jeunes voyageurs sans influence et sans le sou qui donne une idée de l’importance que le régime accorde à ce type de « relations publiques ». Nous passons quelques heures dans les ruines de la ville délimitée par des barbelés et un champ de mines qui s’étend à perte de vue à l’ouest, au-delà de la zone démilitarisée maintenant occupée par les Casques Bleus canadiens de la FNUOD.  Et puis nous rentrons.

J’avais bien pris quelques résolutions avant mon départ pour le Moyen-Orient, où je partais sac au dos pour six mois. Règle numéro un: ne pas dire que je suis journaliste. Je travaille depuis quelques années pour Radio-Canada et j’ai l’intention de faire des piges pour un quotidien montréalais mais je me présente toujours comme un avocat, ce qui n’est pas faux puisque je viens de terminer mes études et d’être assermenté. Règle numéro deux: éviter toute discussion politique, un conseil de simple bon sens, particulièrement dans une dictature comme la Syrie, dirigée d’une main de fer par la minorité alaouite (20% de la population), une branche de l’Islam plus près des chiites que des sunnites (Wikipedia), ce qui explique ses alliances avec l’Iran et le Hezbollah libanais.

Mais dans la voiture qui nous ramène à Damas, nous devons endurer le long monologue du responsable du discours officiel, un capitaine très sûr de lui, à l’accent exagérément british et au sourire figé, comme s’il posait pour une publicité de dentifrice. Devant les libertés qu’il prend avec l’histoire et les énormités qu’il nous sert,  je pose quelques questions sur un ton naïf et je fais quelques observations qui finissent par l’agacer. « Vous savez, vous avez vraiment l’air d’un avocat!« , me dit mon Warren Beatty à galons avec un sourire de plus en plus inquiétant. Je sens la menace mais je m’efforce de lui répondre sur le même ton: « Vraiment? De quoi a l’air un avocat?« . « Vous avez l’air étrange… » me dit-il avec le sourire qui se décompose rapidement. « Je ferais très attention si j’étais vous. Nous savons où vous logez et nous avons votre numéro de passeport. »

Peut-on être plus clair? Le soir même, vers 22h30, à une heure où Damas, comme Quneitra, prend des allures de ville-fantôme, je suis expulsé manu militari et sans explication de la seule auberge de jeunesse de la capitale et je me retrouve à la rue, seul, sous une pluie fine. Par chance, l’ami suédois avec qui j’ai visité Quneitra voyage dans une camionnette où je pourrai passer la nuit.

Au royaume de la terreur

Cliquez pour agrandirCe que je retiens de mon court séjour en Syrie, en février 1988, c’est la peur qui imprègne tout, une peur généralisée, palpable, encore plus présente que dans tous ces pays en guerre que je visiterai: le Liban des années 80, l’Angola de la guerre civile, la Somalie de l’anarchie et des clans, le Rwanda du génocide, le Liberia de la sauvagerie, le Pakistan et le Yemen des zones tribales et de non-droit, etc.

Je revois la panique que je provoque bien malgré moi chez ces étudiants en médecine avec qui je me suis lié d’amitié, qui m’accompagnent sur un trottoir désert de la ville côtière de Lataquié et qui balaient nerveusement du regard les alentours, comme des bêtes traquées, lorsque j’ose prononcer, du bout des lèvres, le nom d’El Assad.

Je revis cet étrange sentiment d’écrasement, presque de nausée, devant la photo omniprésente du dictateur, affichée dans la moindre petite boutique et jusque dans l’intimité des foyers. Non pas, bien sûr, comme un signe d’allégeance mais parce que tout le monde sait que négliger cet élément de décoration serait suicidaire.

Maaloula, village chrétien de Syrie où l'on parle encore la langue de Jésus-Christ, l'araméen.Je me rappelle le malaise palpable à Maaloula, un village chrétien accroché au flanc d’une montagne à une heure au nord de Damas, où l’on parle encore l’araméen, la langue de Jésus-Christ. Une des dernières communautés chrétiennes du Moyen-Orient, des gens qui ne cherchent qu’à se faire discrets et qui aujourd’hui, paradoxalement, craignent le renversement de la dictature alaouite, seul rempart contre une persécution de la majorité musulmane sunnite qui lui sera probablement fatale.

Je ressens cette poussée d’adrénaline devant des piles de kalashnikovs que j’aperçois du coin de l’oeil sur le siège arrière de voitures banalisées des services secrets quand j’ose m’aventurer, sans ralentir le pas, dans la rue où habite El Assad à Damas, sous l’oeil attentif de policiers en civil, A Hama, site d'un des plus grands massacres de l'histoire du Moyen-Orient.postés tous les cinquante mètres, et qui ne me quittent pas du regard.

Je sens la profonde méfiance des habitants de Hama, ville apparement sans histoire, célèbre pour ses roues à aubes géantes et pour le massacre de 20,000 personnes en février 1982, en réponse à un soulèvement sunnite. Une ville où je fais du tourisme, quelques années à peine après que des quartiers entiers aient été rasés et aplatis au rouleau-compresseur, tout comme ce qu’El Assad reproche aux Juifs d’avoir fait à Quneitra (sur ce sujet, une chronique du New York Times, The New Hama Rules).

Ce sont ces images que je garde de la Syrie et qui me reviennent parfois, particulièrement en période d’élections, chez moi, quand on publie les scores toujours impressionnants de ceux qui ne votent pas ou qui votent « blanc », par désillusion ou par paresse. Quels que soient les résultats, j’ai toujours l’impression d’être gagnant quand je resonge à ces quelques amis croisés en Syrie, des gens extrêmement curieux de ce jeune voyageur apparemment inconscient et un peu naïf, comme venu d’une autre planète, mais libre de sa parole et de ses pensées, un idéal encore inatteignable au royaume de la terreur.

3 réponses
  1. Jean-François
    Jean-François dit :

    Merci pour cet article très intéressant, bien illustré, où le passé fait écho au présent, où apparaissent des noeuds terriblement serrés, où l’immobilisme est la règle tyrannique, l’ignorance, la glu efficace qui enferme les communautés dans des réactions hostiles programmées, automatisées. Une réserve seulement : le vote blanc. Il ne traduit pas à mes yeux une désillusion ou une paresse mais une façon d’exprimer un refus de choisir entre deux candidats qui proposent au fond la même politique ou la même soumission à l’ordre établi mondial, ce même ordre mondial qui s’arrange avec les pouvoirs locaux en place au nom du « pragmatisme économique ».
    Une composante de la glu oubliée, associée à l’ignorance, est évidemment la peur : les pouvoirs en places, dictatoriaux mais aussi occidentaux avec la force des médias, jouent sans cesse cette antienne. Elle paralyse tout le monde, émotionnellement et intellectuellement, et favorise notre conservatisme. Comme ça rien ne change.

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  2. Bernard
    Bernard dit :

    Ce témoignage de la peur rampante dans la Syrie de naguère ne peut que nous faire admirer l’héroïsme de ces foules actuelles qui affrontent un régime acculé et déterminé au pire…

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